Sunday, March 13, 2011

Mes amis, mes frères

Mes amis, mes frères,
Rarement je n’ai été moins seul que dans ce désert avec vous. Tu verras « le désert est un lieu magique, où les sens sont exacerbés : le silence, le soleil, les paysages … désertiques, une rencontre avec soi ».  Ma réalité est que cette rencontre je l’ai vécu à travers vous. Vous ne vous connaissiez pas, ou peu, entre vous. Toi, mon frère exilé, dont je n’ai jamais fait le deuil du départ, de la fuite, en 1975, tu me manques et je t’en veux toujours au point  de t’oublier au quotidien. Toi, mon beau-frère, exilé en France comme Jacques l’est aux Etats-Unis, ni tout à fait français, ni tout à fait Algérien, mon compagnon de pupitre, mon ami, mon confident, ma référence, mon frère ; toi, mon Philippe, complice de tous les jours depuis 28 ans, fidèle en amitié  jusqu’à la mauvaise foi caractérisée, jusqu’à me dire « tu as raison, c’est exactement ça qu’il fallait faire » même quand j’ai manifestement tort ; toi, mon frère, mon rire.

Ca y’est, j’entends déjà vos sarcasmes « plus égocentrique, c’est pas possible » et « tu trouves encore le moyen de tout ramener à toi ».  Et pourtant, je récidive …Ce que j’ai appris dans cette semaine. Voyage anthropologique, religions, humanisme, sauvagerie, économie,  la jeunesse, la vieillesse, la mort, l’amour, la monogamie, la polygamie, la générosité … nos conversations à deux, à trois à quatre, nos silences, une communication permanente, de jour comme de nuit, une semaine onirique ou s’est mêlé le dit et le non dit, le jour et la nuit, les rêves et nos réalités.

Une certitude, le propre de l’homme est que sa communication passe par le rire, quand il est porteur de bonté et de générosité; il permet de tout dire, de tout (faire) comprendre, de tout faire accepter ; la technologie est au service de la communication entre les hommes, donc la technologie est au service du rire !. Jacques, le pope orthodoxe qui vit aux confins des forêts du grand nord Américain, skyppe en vidéo Brigitte réduisant à zéro l’espace-temps. De désert à désert, Philippe se désangoisse en appelant « madame Nénette » 4 fois par jour, elle est partie de son côté en Jordanie … Hafid qui vit 8 mois par an dans le désert et n’a jamais quitté le Maroc nous sort le dernier Blackberry, qu’il recharge sur une batterie de voiture faute d’électricité dans le camp, et nous fait écouter un chanteur qu’il croit Algérien car répondant au patronyme « ni-aznavour-brelouferré » car il clame « je suis ni Aznavour, Brel ou Ferré ». J’appelle Djo pour lui faire partager notre bonheur et joie. Quelques jours avant, j’évoquais que nous étions passé de l’ère du cru - le nomadisme -, puis à l’ère du cuit (sédentarisation et organisation de la société) pour entrer dans l’ère du portable ou l’ubiquité, partout en même temps,  est la nouvelle réalité. Je ne croyais pas le vivre de façon aussi prégnante … la magie réelle du désert.

Nés dans la France des années 50 ou dans une Algérie récemment indépendante, rien ne nous prédisposait à afficher fièrement notre citoyenneté du monde en représentant à travers nos femmes et enfants 8 nationalités : Française, Américaine, Algérienne, Belge, Hongroise,  Israélienne, Canadienne, Portugaise… et peut être Coréenne du Sud l’année prochaine si Benoit et Djin concrétisent leur projet d’union. Les premiers petits enfants de Jacques, qui naitront au plus tard le 17 mars, des jumeaux, ne parleront vraisemblablement pas le français : André est américain, Vanessa est Portugaise. Elle est loin l’époque où nous convolions à moins de 5 km de notre lieu de naissance. Nous avons, sauf Sid Ahmed qui est né à 10 jours près en même temps que Laurent, nettement plus de 50 ans et nous sentons jeune. L’homme prolongé par son hygiène de vie et un travail moins pénible, l’homme réparé quand quelque chose ne marche plus (plus de 30 fois pour moi, et Philippe comme moi passons sur le billard dans les 3 semaines qui viennent), l’homme peut être bientôt génétiquement modifié… nos petits enfants connaitront-ils « l’homme  allongé » où la mort deviendrait optionnelle ?

Philippe raconte l’adoption de Benjamin et d’Alexandra à Jacques, comment Benjamin l’ainé est devenu le cadet, les difficultés d’espaces et de temps qu’ils ont rencontrés, leurs souffrances d’enfants et de parents. Jacques raconte Grégoire, l’impuissance apparente à le sortir de la drogue et de l’alcool, leur souffrance d’enfant et de parents ; sa lente mais sûre résurrection, sa certitude qu’au-delà de la mort il y a la vie.

Les religions, ou plus exactement les cultes, nous ont rappelés la complexité des organisations humaines quant elles touchent au divin. Pour Sid Ahmed, l’absence de clergé dans la religion musulmane, est source de bien des excès faute d’un ordre séculier organisé facilitant ainsi tous les débordements individuels au nom de Dieu, au point qu’une religion puisse être assimilée à la violence. Pour Jacques, historien passionné des religions, l’église catholique romaine s’est sclérosée depuis le 9ieme siècle en imposant, pour des raisons économiques, un célibat aux moines puis aux prêtres avec une hypocrisie bien catho ou le vœu de célibat n’est pas celui de chasteté, ni de pauvreté, qui restent imposés aux moines. Faute d’avoir su aider matériellement les hommes sur terre, le dernier dogme en cours depuis Vatican 2 est un principe de non-ingérence ; l’Eglise est riche, le clergé est pauvre et l’idée même d’un fonds souverain catholique est irrecevable. « Mmmêêêêê, il n’y a pas de mmêêêê » nous explique Philippe dans un éclat de ce rire formidable et communicatif en expliquant à Naïma, notre hôtesse dans un Ryad « qu’elle est bien agréable de son visage et de toutes les composantes de sa personnalité » et qu’il est dans la chambre baptisée Olivier. Elle a 25 ans et pense que nous sommes déjà  la retraite… rires angoissés.. Jacques nous explique que dans la grande majorité des religions chrétiennes, la majorité des dogmes sont apparus au cours des siècles, généralement pour des raisons économiques, à commencer par la monogamie qui n’est apparue en Europe qu’à la fin du moyen âge ; une approbation implicite ? Au moins deux heures pour arriver à la conclusion qu’une épouse à la fois c’est déjà suffisamment difficile ! C’est pas tout ça, mais il est l’heure d’aller se faire masser.

Kadhafi bombarde son peuple, Jacques par son application France 24 sur Iphone nous rappelle la sauvagerie humaine. En réduisant en quelque sorte la barbarie à l’extermination du peuple juif, je regrette que la mémoire de la Shoa s’est, bien involontairement, appropriée  le nazisme ce qui finalement rassure de manière subliminale les occidentaux sur le niveau élevé de leur civilisation par rapport aux barbares. La sauvagerie, la cruauté guette chacun d’entre nous, elle est indépendante de notre degré de civilisation. Si nous acceptions mieux cette réalité nous éviterions peut être des conflits, des jugements racistes, issus d’un occident dégageant cette puanteur d’insupportable suprématie. Pour Jacques, ça y’est je suis prêt à lire du René Girard, la violence et le sacré !

De mondialisateur à mondialisé, vous n’échappez pas à ma théorie du changement de paradigme, de l’Atlantique au Pacifique… des délocalisations créatrices de richesses sans précédents dans les pays émergents qui sortent de la pauvreté … et qui paupérisent une partie de l’occident. De la délocalisation de 10 à 15% de la production occidentale qui se traduit par des déficits publics d’ampleurs comparables faute d’une capacité à recréer une richesse nationale comme à procéder à une politique de redistribution entre bénéficiaires et victimes de la mondialisation. Les écarts de niveau de vie à l’intérieur des pays vont croissants : les riches sont de plus en plus riches et trouvent insupportables de payer autant d’impôts, les pauvres vivent de plus en plus mal, d’autant que la valeur unique est devenue l’argent et la consommation. La planète, dans un monde globalisé ou l’information est totale et immédiate, est à la limite de l’explosion sociale ; la révolution face book est en marche et a un parfum de Jasmin.

Nos nuits sont très hachées … car il fait froid sous les tentes dans le désert ; les bouillottes sous les lourdes couettes jouent leur rôle ; le vent est onirique, dormons nous ?

Les indices… hédoniques, de transactions répétées, de capitalisation, équi-pondérés, efficients, géographiques, sectoriels, de bien-être… mais comment vais-je faire pour avoir l’air intelligent devant ce frère qui ne me juge pas. Alors, le débat s’anime. Il commence facilement avec l’indice « big mac »,  bien de consommation universel, aux composants de biens et services invariants et mondialisés et qui permet ainsi de juger la Parité de Pouvoir d’Achat des monnaies. Sympa mais pas très puissant me renvoient mes compères. J’élabore alors sur l’indice Coca-Cola utilisé par l’OMS comme critère simple et efficace : là où le Coca-cola n’est pas distribué la pauvreté est extrême, la marginalisation est forte, les enfants souffrent de dénutrition et de déficience en médicaments, il ne fait pas bon vivre. Pour Jacques et Sid Ahmed, l’étude a été sponsorisée… par Coca-Cola ; quand on sait que le budget annuel de communication de Coca Cola est de 100 milliards de dollars, l’hypothèse n’est pas forcément infondée, la démocratie pèse peu en regard du chiffre d’affaires. Il me reste à frapper fort : l’indice du slip ! L’attention est totale.. et après 1 heure de rires sur le contenu du slip… je peux expliquer comment Greenspan suivait l’évolution de l’indice de ventes, pour ne pas dire de consommation, de slips aux US comme indicateur avancé (sic) et majeur (re-sic) de la croissance économique américaine. Attention, il ne marche que pour la consommation pour les hommes, les sous-vêtements féminins ne sont pas sensibles à la conjoncture des bourses !

S’ensuit une longue discussion… sur la prostate… dont le seul bénéfice a été qu’elle nous a permis à tous les quatre de contempler comme jamais la voie lactée et ses étoiles qui n’en finissent pas de filer…

Hafid, notre guide au camp des dunes. Ne pas échanger, même un regard, est la seule solution que nous avons trouvé pour ne pas exploser de rire quand il nous raconte la vie des dromadaires qui « est un quadrupède vivant dans le désert ». Sid Ahmed et Philippe ont été exemplaires dans leurs questions : quel poids, à vide ou plein d’eau ? Quelle autonomie ? Pourquoi dit-on de quelqu’un que c’est un chameau quand il est méchant ? Le chalumeau est-il un dromaludaire à deux bosses ? La vie du Fennec a aussi occupé une partie de nos rires, ainsi que sa chasse nocturne à la lampe de poche qui fait briller ses yeux.

Notre jeunesse, celle de Jacques et la mienne, a été omniprésente. Gervaise a fait un retour singulier au devant de la scène ; Philippe l’a adopté comme mascotte. Très proches, nous avions pratiquement tout partagé, y compris Gervaise. Nos perceptions sur nos parents, sur ce que nous avons vécu enfants sont cependant souvent très différentes. Différence d’âge, de sensibilité, de comportements des parents ? Jacques s’interroge toujours sur les raisons qui m’ont éloigné de nos parents, alors que ma mère venait me voir tous les jours à l’hôpital ; alors que c’est peut être pour cela que je ne pouvais plus la supporter physiquement. Je m’interroge toujours sur les raisons de sa fuite dans sa communauté alors qu’elles sont évidentes pour lui. Il culpabilise de n’être pas souvent venu me voir à l’hôpital en 1973 ; je lui explique que je m’en foutais car je vivais dans un univers parallèle pour contourner la souffrance et la mort. Par contre, je lui explique que je lui en veux d’être parti et d’avoir cassé notre projet de vie communautaire avec Eric. Nous regrettons notre attitude historique envers notre petit frère, dont Jacques est aujourd’hui finalement plus en contact que moi. Je reconnais beaucoup de mes méfaits : c’est bien moi qui est coincé son pied dans la cage d’ascenseur à Sceaux en 1964 ; oui, je lui ai volé l’argent de sa tirelire avec un trombone. Oui dans nos bagarres je mettais la tête devant pour qu’il se fasse engueuler par notre mère qui acceptait tous nos combats « sauf sur la tête ». Jacques reconnaît qu’il était beaucoup plus doué pour le faire-savoir que le savoir-faire : finalement très peu de joints et peu de conquêtes féminines. Il paraît qu’Eric craignait que je lui pique les rares filles qu’il arrivait à choper.

La guitare emportée en voyage n’a été capable que de jouer des airs de notre adolescence : Graeme Allwright, Leonard Cohen, un peu de Brassens, les Moody blues, days of spearly spencer, Michelle, And I love her… Rien de plus récent ne me revenait dans les doigts. Graeme Allwright fut un sujet de différent historique entre nous; mais j’en suis sûr, c’est bien en 1967 à la maison des jeunes de la Bourboule que nous l’avons découvert et non pas en 1969 chez Isabelle Empereur-Bissonnet, voisine et complice de Jacques au 5° étage du passage Duguesclin.  Je chante « Johnny », la guerre du Vietnam, dans les dunes la nuit, chanson tirée de cet album mythique illustré par la photo en noir et blanc de Graeme Allwright jouant de la cithare. Jacques ne la supporte plus car elle lui évoque deux jeunes de son village partis se faire tuer en Irak sans savoir pourquoi, ils ne cherchaient pas la gloire et avaient peut être seulement du mal à jouer le jeu dans leur petite ville sans histoire. La cause n’était pas juste et il ne fallait pas vaincre à tout prix.

La Rochefoucauld où, comme ma Clémence d’amour, nous avons fait toutes nos études jusqu’au bac. Il y était mal, j’y étais plutôt bien et au concours du plus traumatisé des deux on ne sait pas qui gagnerait in fine. Roturiers, de famille anonyme, sans « green dollars », nous étions tels des émigrés dans un monde qui nous tolérait. J’ai raconté à Jacques mon déjeuner récent de la promo 1975 où comment, au bout d’une heure, les « de quelque chose» se retrouvaient ensemble et les autres, finalement pas si minoritaires que cela, comparaient leurs difficultés de l’époque à survivre dans ce milieu. L’un est devenu chanteur d’opéra, l’autre tellement effacé qu’il consacre sa vie à la conservation des négatifs depuis les daguerrotipes, très inquiet qu’un jour on puisse seulement lui demander de s’occuper des positifs. Cette école m’a autant marqué que l’hôpital. Ma rage de vivre, de ne pas accepter de tutelle, de réussir professionnellement, cette difficulté à vivre le « ici et maintenant », je la dois à cette école, cet accident en 1973, mes parents.

La Cigogne qui s’est encastrée dans la gouverne de l’avion qui se posait à Ouarzazate nous a permis de retrouver Ibrahim et son 4x4 et de prolonger de 24 heures notre voyage par une magnifique traversée de l’Atlas. Sur l’air de Michael est de retour et l’œil surpris du portier du Berbère Palace (rebaptisé bien évidemment le Berbère Salace), nous  entamons « Ibrahim est de retour Inch Allah ». Philippe lui a tout appris à Ibrahim au cours de ces 5 jours : rire avec nous, nous faire rire, la leçon de conduite dans les dunes qui se termine par Philippe qui lui remet solennellement son papier rose.

La cigogne fut un grand moment où la personnalité de chacun s’est de nouveau révélée : Jacques, pour qui un retard est professionnellement catastrophique le prend avec une grande sérénité ; Philippe en profite pour déclarer à la cantonade qu’il est vétérinaire et s’il « peut faire quelque chose pour la cigogne, c’est le moment » ; quand le personnel de la RAM annonce que « si l’avion est réparé demain, il redécollera, Inch Allah », il fait éclater de rire les 120 passagers et le personnel de la RAM par un « j’aimerai revenir une seconde sur le Inch Allah » ; je retrouve ma grande nervosité face à une situation que je ne maitrise pas totalement et dans un contexte de transport (pour qui a déjà voyagé avec moi, vous voyez) ; Sid Ahmed, très philosophe, profite de ce rab de vacances imposé ; Inch Allah.

Que retiendrons nous de ce moment hors du temps : une chaleur entre nous. Xavier qui pousse du coude Philippe pour prendre les mêmes photos que lui alors que nous sommes seuls à plusieurs kilomètres à la ronde ; la guitare la nuit dans les dunes ; les ombres portées dans les dunes au coucher de soleil ; la recherche de réseaux cellulaires dans le désert par Jacques et Philippe ; la bouillote chaude ; nos souvenirs fraternels d’enfance ; les 60 ans dont nous gratifiait Naima dont le visage était aussi agréable que toutes les composantes de sa personnalité ; les étoiles filantes … je ne sais pas, mais en tout cas, personne n’oubliera Philippe quand il a dit au serveur en me désignant : « le vin, c’est madame qui goûte ».

Merci

3 comments:

  1. XAvier a place la barre vraiment tres haut. Difficile de rendre mieux l'atmosphere du voyage. J'ai l'impression que presque toutes les anecdotes et les citations sont celles que j'aurais inclues, sa memoire supplee a la mienne, toujours defaillante, et son style est a la hauteur de toutes les composantes de sa personnalite.

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  2. que d'émotions!
    j'ai toujours cette impression de partager notre vie de frères par brides ... il me restera vos photos vos textes ... et un manque...malgré tout un lien toujours présent malgré la distance physique et autre.
    le petit dernier qui a toujours été éloigné de vous par la vie.
    sigh pas de tristesse mais se dire qu'il faut partager des moments ensemble!
    je vous embrasse

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  3. Moment epique oublie: le dromaludaire est un chalumeau a deux bosses

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